2013 – Une vie
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Exposition Tissu, Visarte.Genève, Villa Dutoit, septembre/octobre 2013
Installation en trois actes (papier de soie, coton marouflé en valise, laine de verre, son).
Le mot suffit à évoquer la sensation du toucher, le bruissement d’un vêtement qui tombe, d’un drap qui se froisse… Suffit à convoquer des images de linges flottant au vent, de robes légères. Tissu de nos vies qui se tissent, se nouent, se tachent et se teignent, se lavent, sèchent et se défroissent, se déchirent et se reprisent…
Tissu.
Dire le mot suffit.
Tu seras une reine. Papier de soie.
Elle la voulait blanche absolument. Et longue, très longue. Avec des volants, des dentelles, des cascades d’étoffe tout autour d’elle. Des rubans blancs. Des voiles. Des résilles.
Une robe ciselée, délicate, fragile, frissonnante de tissu.
Je n’étais pas vraiment cela. Pas exactement son rêve, mais accessible. Ils ont dit « celle-là serait bien, et pas trop chère… ».
Elle m’a touchée. M’a trouvée douce. Sa main était pleine de précautions, lente et attentive, appliquée en défaisant les boutons minuscules. Puis elle a glissé son corps, ses bras, et j’ai été tout autour d’elle pour la première fois. Je n’étais plus une coque vide. J’avais des formes. Des formes déliées et frêles. Presque encore de petite fille. Elle s’est regardée. Nous a regardées. Nous allions bien ensemble. Cela se voyait à son sourire. Un sourire raisonnable… Alors j’ai été à elle.
Le plus beau jour de sa vie, c’est moi qui étais au plus près d’elle. Tout près. Mêlée à son parfum de violette, à la moiteur, au frissonnement de sa peau. Complice de ses sourires, de ses regards. Rythmant ses mouvements par un bruissement de taffetas. La parant de blancheur. La faisant belle, la plus belle. Sublime. Toutes les deux, sublimes.
A la fin du jour, d’autres mains m’ont chiffonnée fébrilement. Puis ôtée impatiemment. Enfin, jetée sur le sol. Vide. Inutile désormais. Et après, longtemps après, quelques fois regardée. Caressée avec mélancolie. Portant encore – de plus en plus discret – le parfum du plus beau jour de sa vie.
Elle la voulait blanche absolument.
Je t’aimerai toujours. Tissu marouflé.
Ça sent le frais, le propre. Une odeur de fleurs, de lessive. Tout le linge est là. Tout est prêt. Soigneusement plié et rangé pour que rien ne se froisse pendant le long voyage. Que les vêtements de son Yan soient parfaits… là-bas. Que toute sa peine à elle soit utile.
Elle était d’abord allée me chercher. J’étais sur le dessus de l’armoire de leur chambre. Sous une vieille nappe à fleurs, pour que je ne prenne pas la poussière. Elle avait passé sa main sur mon cuir, rêveuse. La dernière fois, c’était pour leur voyage de noces. LE voyage. Souvent empoignée, déposée plus ou moins délicatement, ouverte et fermée plusieurs fois, à chaque nouvelle étape, transportant leurs modestes affaires, j’avais un rôle important. Renfermant leurs vêtements, à elle et à lui. Bien séparés au début, bien propres, puis mêlés et chiffonnés, empreints de leur odeur. Et aussi, mélangés à quelques souvenirs, un nouveau foulard, une cravate… Cette fois, elle m’avait ouverte sur le lit sans joie. Silencieuse. Grave. Cette fois je n’emporterai pas ses affaires à elle. Pas de robe, pas de combinaison en dentelle bon marché. Que ses affaires à lui.
Elle avait choisi les vêtements un à un. Les vêtements pour tous les jours, les plus confortables, les plus chauds, les moins délicats, d’une étoffe résistante et peu salissante. Elle avait fait des piles, avait compté. Combien de caleçons, de paires de chaussettes. Assez de maillots de corps. Deux pantalons. Et celui pour partir. Un chandail. Penser à mettre des pièces aux coudes. A raccommoder quelques accrocs, à repriser ceci ou cela. Elle avait recousu les boutonnières de la grosse veste de laine. Vérifié les poches. Pas de trous. Mais celle-là n’est pas là. Il la mettra pour partir…
Elle avait choisi une belle chemise, la plus belle. LA chemise. Blanche. Nette. Qui attendait un dimanche, tout amidonnée, dans la pénombre de l’armoire, un dimanche qu’il vivrait là-bas… Pour la chemise, elle avait pris tout son temps. Avait sorti des aiguilles et du fil. Puis brodé lentement. Ses initiales entremêlées.
Plus tard, elle avait lavé tout le linge, frotté, rincé à l’eau claire, enfin essoré avec vigueur les habits gorgés d’eau, si lourds, si durs, si raides. Fatigue. Elle les avait mis à sécher sur la corde. Regardé onduler dans le vent. Attendu. Attendu qu’ils deviennent souples et léger comme des drapeaux. Que la brise lui envoie leur parfum de savon. Puis elle les avait décrochés un à un. Déposés dans le panier. Elle avait pris le fer. Repassé longtemps, bras nus dans la vapeur brûlante, elle avait pressé, défroissé, lissé.
Plié ensuite. Avec délicatesse, touchant l’étoffe comme on caresse la peau. Le coton doux des maillots, la laine déjà feutrée, un peu raide, et la serviette de bain si rêche malgré le soin… Plié tout, précieusement.
Enfin elle m’avait regardée, m’avait saisie et ouverte pour vérifier que la doublure était bien nette, et passé un chiffon à l’intérieur avant de les déposer là. Les vêtements propres, comme neufs, encore tièdes. Elle me les confiait comme un trésor. Humant une fois encore, le parfum de fleur et de savon, frôlant de son visage la chemise empesée. Y déposant un baiser pour l’imprégner de sa présence à elle. Pour qu’il la sente.
Ça sent le frais, le propre. Une odeur de fleurs, de lessive.
Je ne te laisserai pas. Laine de verre
Depuis des jours elle ne me quitte plus. Ni pour dormir, ni quand elle se lève, ni même si quelqu’un vient.
Je l’accompagne dans sa marche lente de la chambre à la cuisine, de la fenêtre à la chaise, du lit au fauteuil. Le plus souvent couchée ou assise, elle pose ses mains sur moi, des mains si légères, on dirait des oiseaux. Des oiseaux fourbus qui cherchent la chaleur du nid. Et ses mains restent là, tantôt assoupies, tantôt nerveuses et crispées, serrant la laine, s’y agrippant fébrilement, puis lâchant tout, vaincues par la fatigue.
Elle s’éveille quand elle frissonne et met sa main sur mon col, le resserre un peu, frotte l’étoffe râpée pour se réchauffer. Se réconforte doucement en me touchant. Elle palpe le tissu et son corps amaigri lui semble ainsi plus rond, moins meurtri, plus chaud, vivant. Je suis devenue sa peau.
Mais elle est oublieuse d’elle comme de moi. Plus de bains, plus de lessive. Longtemps aussi que mes accrocs restes béants et que le souvenir de ma jeunesse s’effiloche aux manches… Je ne suis plus que les traces d’oublis et de gestes maladroits.
Au dernier jour elle sera avec moi. Elle, devenue si menue à l’intérieur de moi. Si légère et si faible pour porter mon poids de feutre, de coutures et de fils… elle si petite, si précieuse à protéger. Impossible à réchauffer. Je serai dans son souffle, elle pressera ma laine contre elle, je serai son rempart. Dérisoire.
Pourtant on m’arrachera à elle. On me trouvera vieille et sale. On cherchera dans l’armoire une robe plus digne, une robe d’avant, qu’elle aimait et qui lui allait bien. J’aurais pourtant été plus confortable…
Depuis des jours elle ne me quitte plus.