La place que cela occupe

Lorsque le dessin a été la principale activité depuis l’enfance, que tout s’est structuré autour d’images, des images vues et admirées, des images décryptées et copiées, des images rêvées, créées, que tout s’est construit autour du dessin, de la peinture, il est difficile de s’écarter du geste pour le raconter.

Aujourd’hui, je ne dessine pas, je ne peins pas tout le temps (et puis tout dessin n’est pas œuvre). Le plus souvent je regarde. Je prends avec les yeux, mais aussi avec la mémoire, la pensée. Je vis avec les images des autres, avec les images du ciel, du temps, des voyages, avec les images des mots. Ce n’est qu’après, parfois longtemps après, que cela devient quelque chose. Et souvent autre chose. Parce que la matière s’en mêle.

Ce que je préfère, c’est le pastel. Sec, c’est sa poudre qui dessine et que je travaille avec les doigts, avec la main ; frottant, tapant griffant le papier qui râpe un peu. Gras, c’est sa texture fondante qui peint, dans l’odeur de térébenthine.

La matière surprend, en impose, et parfois tout de même cède, parce que je résiste. Je travaille un peu comme on bataille. Je ne lâche pas. Les techniques lentes qui travaillent avec le temps, qui veulent sécher, qui veulent prendre… cela ne me convient pas vraiment. Je ne m’arrête pas avant la fin. Parce que je suis impatiente, je veux voir exister l’image qui m’habite, je veux être dans mon image sans attendre. Aller vite parce qu’elle change, parce qu’elle force les couleurs et les formes, veut exister par elle-même.

Dans ce moment, il y a du désir et de la peur. Et quand je sais que c’est terminé, quelquefois il y a la surprise.

C’est ensorcelant de faire exister ses visions. Aussitôt que c’est terminé, il faudrait que ça recommence. Tout de suite retrouver le geste et faire le même. Faire le même, faire le même. Celui qui a donné tant de mal et tant de plaisir. Mais cette envie passe. Une autre image se construit, vient combler une faille de la précédente, moduler une sensation, nuancer un ton. Prête pour la lutte. La danse.

Avec les installations, c’est autre chose. Elles se fabriquent lentement dans des pièces mentales, elles évoluent avant d’exister, puis donnent lieu à des mesures, des plans, des maquettes, des tests. La réalisation est un exercice de maîtrise. L’accident, la trouvaille sont hors programme. Même si c’est seulement quand l’installation existe dans l’espace, que je sais ce que j’avais à dire vraiment. Cela changera peut-être, mais pour l’instant, les enjeux de mes installations me tiennent loin du plaisir brut du faire. C’est plus grave.

Pourtant, c’est le même monde. Pastel, peinture, objets, sons, mots. Des formes d’expression qui se nourrissent, se nuancent, se comblent.  Donnent de l’épaisseur à ma vie.

Véronique Déthiollaz, 2013